«Ce n’est pas en écrivant qu’on écrit. C’est en portant sur son dos la douleur du monde qui engendre l’écriture. On n’écrit jamais qu’à partir de sa nuit.» La petite B. (p.73)
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Issu des arts visuels, Gilles Jobidon est romancier, poète et nouvelliste. Détenteur d’un baccalauréat en Histoire de l’art et d’une maîtrise en Sciences de l’éducation, il travaille depuis plusieurs années dans le milieu de la culture et des communications. Engagé au sein du monde littéraire québécois, il participe au programme de parrainage de l’UNEQ et offre des services de tutorat. Gilles Jobidon est tout aussi actif en tant que président du Conseil d’administration de Félix, le camp littéraire, où il est aussi formateur.
Boursier du Conseil des arts et des lettres du Québec, du Conseil des Arts du Canada, de la SODAC et du Conseil des arts et des lettres de Longueuil, il a reçu de nombreux prix : Robert-Cliche 2003 ; Ringuet 2004 de l’Académie des lettres du Québec, Anne-Hébert 2005, Grand Prix du livre de la Montérégie 2006 et 2013. Il a également été finaliste au Prix des Cinq continents en 2004 et 2005 ainsi qu’à celui du Prix des libraires en 2006.
Avec Le Tranquille affligé, il vient de remporter le Prix des cinq continents 2019. Une bourse de 10 000 euros est associée à cette prestigieuse récompense ainsi qu’une tournée promotionnelle à travers la francophonie. Le Tranquille affligé lui a également valu le prix Arlette-Cousture 2019 de l’AAM.
Gilles Jobidon s’intéresse particulièrement au lien entre la création et le sacré. En littérature, il se dit avoir été influencé par Marguerite Duras, Christian Bobin, Pascal Quignard, Anne Hébert et Robert Lalonde. Dans Le Tranquille affligé, Jobidon dépeint le destin triste et particulier d’un jésuite défroqué, Chang Fu Yin, jadis connu sous le nom de Jacques Trévier, horloger «qui tient les rênes du temps chinois» et conseiller à la cour de l’empereur Mu Xi. Ce dernier lui demande d’aller chercher sur une île de la mer d’Oman un teinturier possédant les secrets d’une teinture noire qui, soi-disant, redonnera à la Chine sa puissance perdue pour les siècles à venir.
Dernier espoir pour l’empereur et une société en déclin qui est allergique à toute forme de changement, la teinture noire devient alors la quête centrale de la trame du roman: «Chez elle qui est l’alpha et l’omega, la couleur-mère et la non-couleur. La perfection, la reine, la source, le fondement, l’origine, la quintessence, le début, le milieu et la fin.» (p.44)
Durant ce voyage jonglant entre amour, guerre de l’opium et Occidentaux voulant conquérir l’Asie de toutes les manières, Jacques Trévier se souviendra de son enfance, retrouvera une idylle d’adolescence et rencontrera aussi le grand amour sous les traits d’une Noire albinos nommée Flore. Et c’est l’art, toujours l’art, qui viendra au secours de cet homme lucide, sur fond de collision entre l’Occident et l’Orient.
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«La Chine a beau avoir découvert le nombre pi. Beau avoir inventé le gouvernail, la boussole, le sismographe, les verres teintés, le papier, l’encre, l’impression, l’acier, les nouilles et la poudre à canon. Accouché de la brouette, du parapluie, des cartes à jouer et du papier-monnaie. Pondu l’astucieux procédé de fabrication de la soie en faisant travailler des chenilles qui s’empiffrent de feuilles de mûrier et bavent des montagnes d’or, elle a perdu sa longueur d’avance. Elle est peu à peu délestée de ses précieux savoirs par l’Occident qui a les dents longues et la vapeur dans l’hélice. Car dans ce monde qui bouge de plus en plus vite, la Chine ne crée plus. Elle ne fait que reproduire ce qui lui vient d’ailleurs avec une perfection et une minutie incroyables.»
Le Tranquille affligé, p.24.
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Trois questions
Dans Le tranquille affligé, vous utilisez volontiers l’abréviation etc. pour résumer des passages que le lecteur s’attendrait à lire au complet. Ou alors, vous abrégez par et patati et patata ou encore et tutti quanti. Dans quel but utilisez-vous ces étonnants raccourcis ?
Le réalisme n’est pas ma tasse de thé. Comme dit Sara Mill dans Combustio : «L’art est devenu tellement figuratif». Cherchant à entrer en contact avec l’intelligence du lecteur, je le laisse trouver son chemin et brosser son propre tableau afin de percevoir ce que la trame narrative charroie d’implicite. Dans un roman, la musique des mots, l’atmosphère et les silences habités sont pour moi des éléments importants à considérer. Ils sont là pour stimuler l’effort que le lecteur fait pour se construire son propre voyage imaginaire à travers une histoire suggérée plutôt que racontée.
En fait, dans ce type de roman poétique, mon but est de raconter une histoire sans la raconter. Dans Le Tranquille affligé, ma forme d’écriture est directement reliée au Don’t tell, show des tuteurs d’ateliers littéraires américains et au Less is more de l’art minimaliste. Pour ma part, je suis surtout influencé par la notion de vacuité (là où le vide, le non-dit, est aussi important que le plein, l’écrit…). Je dis souvent à ceux qui suivent mes ateliers à Félix, le camp littéraire, que pour faire ce métier, on doit se munir d’un tout petit crayon et d’une grosse gomme à effacer. De là à écrire entre les lignes, il n’y a qu’un pas. Mon cheminement artistique puise également dans les philosophies orientales (Bouddhisme, Taoïsme) et dans d’autres pratiques artistiques : danse, cinéma, musique, arts visuels.
En création, tout est une question de nuance, de dosage et d’attention. Bien que je ne sois pas croyant, écrire pour moi est une forme de prière ou de méditation. Le lecteur peut le constater dans les derniers mots du Tranquille: La lune. La lune. Comme une prière à rien. Etc. D’autre part, à travers ce roman, le locuteur, par son humour qui s’adresse directement au lecteur, se retrouve également dans la zone d’influence de la bande dessinée (Hergé, Pratt, etc.). Ces deux éléments, la vacuité et l’humour, donnent de la richesse au texte. C’est un peu comme lorsqu’on fait une soupe. Le plus important réside dans la profondeur du bouillon.
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Dans C’est la faute à l’ostensoir, publié en 2019 – un an après Le Tranquille affligé, vous parlez de la recherche du sacré comme étant à la source de votre écriture. Vous dites aussi que les arts visuels constituent votre langue maternelle. Est-ce à dire que pour vous, seule l’écriture peut mener au sacré?
Après l’obtention de mon DEC, je n’ai pas poursuivi mes études en arts visuels, j’ai étudié en Histoire de l’art, et ce, pour plusieurs raisons. Primo, parce que les critiques de mes professeurs me rendaient malade (j’étais très jeune et doté d’une sensibilité maladive). Aussi parce que j’étais fatigué de transporter de lourds cartables et des sacs poubelle contenant des projets de sculptures dans des autobus bondés entre Sainte-Foy et Limoilou. Je suis venu à la littérature sur le tard, dans la cinquantaine, après avoir fait de la mise en espace d’expositions dans les musées, les maisons de la culture et les centres de loisirs. Je me suis ensuite adonné au journalisme à la revue Châtelaine. L’écrit offre l’avantage d’être une «matière immatérielle», un peu comme la musique, qui l’est encore davantage, je crois.
Pour ce qui est du sacré, il n’est pas l’apanage d’une discipline en défaveur d’une autre. Le sacré est partout, à travers la danse sublime du sac de cellophane qui s’anime pendant de longues minutes dans la trame originale du film American Beauty, dans les lacets d’oies sauvages filant vers le sud en automne, dans le givre qui recouvre une prairie de blé mort en début d’hiver, dans La complainte du folkloriste, cette magnifique pièce d’accordéon de Philippe Bruneau. Le sacré est là, il suffit d’entrer en respiration avec lui. Ce n’est pas toujours évident. Un roman doit être souffert.
Pour ce qui est du fait d’avoir délaissé la pratique des arts visuels, on peut cependant dire qu’ils ne m’ont jamais quitté. Pour mes romans, je ne fais de plans écrits que lorsque le texte est très avancé. C’est en sortant du magma initial du manuscrit que le plan se dessine. Au début, je trouve des tas d’images que m’inspirent le récit à naître et les dispose sur un babillard avant de commencer à écrire. Ceux qui me lisent vont le constater. Par rapport à l’écriture, je me sens plutôt infirme parce que ce sont les images qui viennent d’abord, rarement les mots. Plus souvent qu’autrement, il me faut pelleter beaucoup d’encre pour créer une phrase, même courte.
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Vos romans exigent des recherches approfondies en Histoire et y sont profondément ancrés. Pourtant, vous vous défendez d’écrire des romans historiques. Pouvez-vous expliquer ?
L’histoire est une sorte de matière première poussiéreuse dont je me débarrasse à mesure que j’écris. Mes romans respectent le cadre de certains contextes historiques mais n’en sont jamais esclaves. Je crois foncièrement que la part d’inconscient que révèle la fiction est beaucoup plus proche de la vérité que la soi-disante «réalité historique» qui n’est qu’une mise en scène abordant les faits de façon à servir les intérêts des égos, des états, des institutions et des idéologies. En art, les questions m’intéressent beaucoup plus que les réponses. Le flou de Claude Monet possède à mon sens beaucoup plus d’intimité avec le réel qu’un reportage en HD où les images sont parfaites mais n’ont rien d’autre à dire. D’ailleurs, n’est-ce pas Nietzche qui disait : «Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité»…