DU PRIVILÈGE D'ÊTRE BRILLANT
Je roulais sur la rue Viau en direction du fleuve. Avant de partir, j’étais passé chez mon frère sur la rue d’à côté arroser les plantes, et maintenant, j’allais traverser Montréal d’est en ouest pour me rendre chez une psychologue. Ce serait notre première rencontre. M’étais-je pris suffisamment à l’avance ? Il faut toujours prévoir l’imprévisible.
J’espérais que cette femme s’avère sensible et empathique, bien sûr, mais surtout intelligente. C’était là un critère de première importance. La psy aurait beau être profondément touchée de l’expérience humaine, si elle n’était pas fine mouche, elle ne ferait que répéter des poncifs et/ou me renvoyer la balle. J’avais déjà rencontré ce type de thérapeute et … misère ! Il me fallait une personne solide, encore plus que moi. Une géante.
En tournant sur Notre-Dame, j’ai songé au dicton voulant qu’on ait toujours besoin de plus petit que soi. Chaque fois que mon neveu Jules, le fils de mon frère, insistait pour pelleter la galerie, c’est ce que je constatais : ce petit homme me sauvait du temps. Il méritait bien les quelques dollars que je lui donnais. On a toujours besoin de plus petit que soi !
Mais pas en ce qui concernait la chose psychologique.
Ce qui me poussait à consulter, et sur ces considérations je me suis arrêté au feu de circulation au coin de l’avenue De Lorimier, c’était la kyrielle de petites inquiétudes qui m’assaillaient dès que j’avais l’esprit libre. Le compte d’Hydro était-il payé ? La date de la prochaine vidange d’huile de ma vieille auto était-elle, encore une fois, dépassée ? À moins d’être concentré sur mon travail de courtier à la bourse, l’alarme finissait toujours par retentir en moi. Les billets de théâtre jeunesse où j’amenais Jules, dans quel tiroir les avais-je planqués ?
La mouche du coche.
Le feu est passé au vert et j’ai filé vers le tunnel Ville-Marie. Dans l’alternance de sections lumineuses et de pénombre, il m’a semblé que le moteur forçait un peu, mais une fois émergé au grand jour, l’impression a disparu. Ce que c’était que la lumière, tout de même!
J’ai roulé encore un peu. C’est en tâtant la poche avant droite de mon pantalon afin de vérifier si je n’avais pas oublié la clé du condo que j’ai pris la courbe menant à l’autoroute Décarie. J’ai senti la clé sous mes doigts. Ouf ! La sortie vers la rue Sherbrooke arrivait déjà, je l’ai prise, et j’ai continué direction ouest. Je me disais que j’avais la chance d’être bien équipé pour réfléchir à ma vie, mes choix et mes gestes. J’étais privilégié, car intelligent. Je ne me prenais pas pour un soleil éclaboussant de lumens, mais… Pauvres hères qui n’ont que de pâles lueurs pour avancer dans l’existence !
Moi, j’apportais à la psy la nuée d’angoisses –bénignes, tout de même– qui ne me perdaient jamais de vue et se déplaçaient toujours à la même vitesse que moi. Si elle était brillante, cette dame allait m’en libérer.
Avenue Marcil, j’ai stationné l’auto. L’adresse où se trouvait son bureau avait été facile à trouver. J’avais bien la bonne adresse, au moins ? Je suis parfois si distrait.
Un adolescent balayait le trottoir. Sa posture était étrange. Il s’est approché avant même que j’éteigne le moteur. Il s’agissait manifestement d’un déficient. Il observait le véhicule, comme fasciné. J’ai baissé la vitre. Il m’a lancé, avec le plus grand calme :
— ‘garde ton char !
Prononciation ralentie et difficile. Regard sans éclat.
Que trouvait-il de si intéressant à mon auto ?
— ‘garde ton char !
— Qu’est-ce qu’il a, mon char ?
De l’index, il a pointé le pneu arrière.
— Y fume !
Je me suis tordu le cou pour voir. Effectivement, une fumée s’élevait du pneu arrière. J’ai tout de suite eu en tête le rire moqueur de mon frère : je faisais le fin finaud à la bourse, mais je n’étais pas foutu d’entretenir mon auto comme du monde!
Je suis sorti du véhicule tandis que l’adolescent en faisait le tour. Il est ensuite venu me dire qu’il n’y avait pas d’autre fumée.
J’avais oublié d’éteindre le moteur. En récupérant les clés restées dans le contact, j’ai aperçu le frein à main… bien tiré. Meeerde !!! Ma vieille voiture venait de traverser Montréal d’est en ouest avec le frein engagé !!!
J’ai pris quelques secondes pour sacrer – tout bas– sur tous les tons.
Comme j’émergeais à nouveau de l’auto, je suis tombé sur les deux yeux éteints qui me fixaient.
— Ok, j’ai compris pourquoi il y a de la fumée. C’est à cause du frein à main… Je te remercie.
Le déficient est retourné à son balayage de trottoir et à sa vie d’ombre. J’ai quand même fait le tour de l’auto pour vérifier.
On avait toujours besoin d’un plus petit que soi.
Je suis entré chez la psychologue en entendant mon frère me demander si j’étais vraiment une lumière…
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© Martine Richard 2022