LUMIÈRE DE LA NUIT
Chez nous, l’importance accordée à l’instruction était proche d’un crédo. Mes parents avaient chacun reçu une solide instruction grâce à des circonstances hors du commun. Papa, orphelin à l’âge d’entamer sa scolarité est devenu pupille de la ville de Montréal. Grâce à un quotient intellectuel particulièrement élevé, il a pu bénéficier d’une bourse couvrant la totalité de ses études au réputé Collège Notre-Dame. En âge de convoler, il choisit pour compagne, une femme audacieuse qui avait également pu faire des études avancées à l’École Victor Doré, une institution vouée aux jeunes infirmes dans le but de les doter d’un métier. Toute petite, ma mère avait été hospitalisée de longs mois après un accident en patin à roulette. Elle en était restée boiteuse.
Mes parents ont déployé des trésors d’ingéniosité pour offrir la pareille à leurs enfants. La gratuité n’existait pas encore au Québec. Aussi lorsque je fis part à mon père de mon admission à l’École nationale de Théâtre du Canada, il m’assura spontanément de me soutenir, puisque je serais dans l’obligation de quitter mon emploi.
Juste avant la rentrée scolaire, mon père fut hospitalisé sans grand espoir de guérison. Papa connaissait mon projet de rejoindre mes amis pour quelques jours en Ontario. Aussi craignant qu’il se désole pour moi ou ne s’affole pour lui-même, je demandai conseil à son médecin traitant sur la pertinence de quitter la ville, vu les circonstances. Le docteur m’assura qu’il était préférable de ne pas changer mes plans de vacances. Confiante, j’allai saluer mon père à l’hôpital avant de partir. Un camarade partageait ce voyage afin de rejoindre nos amis à quelques six heures de route. Nous devions prendre le volant à tour de rôle. Il dormait sur le siège arrière et je m’apprêtais à le réveiller quand une clarté soudaine illumina l’habitacle. J’accueillis avec un sourire béat ce phénomène qui me transportait dans une intensité de joie inimaginable. Trop exaltée pour réagir, je n’ai pas réveillé le dormeur. Comme la route filait avec aisance, je gardai le volant jusqu’à la destination prévue. La nuit laissait place au jour, le soleil caressait de plus en plus profondément les arbres qui bordaient l’asphalte. La journée s’annonçait magnifique.
Arrivés à l’heure du premier repas, les amis se sont empressés de nous verser une tasse de café. Je n’ai pas pu boire la mienne. La police de Toronto venait me chercher pour me déposer à l’aéroport. Mon père était décédé et ma famille me réclamait. À la maison maman m’a tendu une robe noire. Elle, qui n’avait jamais été démonstrative, m’entourait de ses bras et me regardait comme elle ne l’avait jamais fait. J’étais perdue. Elle le captait. Je suis restée des heures et des jours sans parole, ni souvenir, pas même celui de son visage dans son cercueil et que je ne reconnaissais pas. Quelqu’un m’a dit « il est mort doucement à deux heures du matin ». Là, j’ai pleuré. Puis j’ai remercié mon père d’avoir pris le temps de venir me saluer avant de quitter la terre. Pourquoi avais-je regardé ma montre lorsque tout s’est illuminé dans l’auto? Y a-t-il réponse à ce genre de question ? Mais, je sais que papa est venu faire un bout de route avec moi. Qu’il m’a signalé sa présence quand, penché sur mon épaule gauche à deux heures du matin il m’a doucement chuchoté « Je suis heureux ». J’ai pleuré longtemps et souvent, mais pas tout de suite. Il m’a fallu des mois pour accepter de le perdre. Me résigner à ce qu’il ne soit plus là, pour recevoir mes espoirs, recueillir mes craintes et d’un mot m’aider à rebondir.
J’appris sans manquer mes cours à me trouver des heures rémunérées de soir et de nuit aussi. Le théâtre montréalais avait besoin de jeunes placiers, d’accessoiristes et de peintres, sources de petites victoires que j’offrais à son souvenir. Mon gagne-pain et ma vie sont depuis longtemps stabilisés. Pourtant l’image de mon papa est toujours aussi vive en moi. La brillance soudaine de son regard qui remplaçait le mot bravo me donne encore le ok quand il j’arrive à vaincre une difficulté. Non je n’ai pas perdu mon père, mais je ne cherche pas à me l’imaginer dans le temps présent. Je ne me souviens pas de sa voix non plus. Toutefois pour moi, épouse, mère et grand-mère, mon père reste toujours l’homme aimant et sévère qui a guidé la première partie de ma vie. Il n’a jamais cessé de répondre à mes demandes. Ses réponses ressemblent au projet qu’il m’arrive encore de souhaiter réussir.
Non papa n’est jamais loin. Il est mon compagnon de réflexion, mon oasis de ressourcement, l’ami de la nuit qui m’aide à trouver mes réponses. Papa est ma lumière secrète.
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© Nicole Filiatrault 2022