OMBRES ET LUMIÈRES
Le garçon hésite. La lune est haute, ce soir, le temps clair. Pour une fois ! Josuah croit pouvoir se fondre dans l’ombre dense que projettent les maisons et traverser l’allée sans être vu. Il sait qu’il ne doit pas franchir ces quelques mètres, mais il voudrait tellement savoir…
Quel secret cachent les voisins ? Une lampe brille jour et nuit à travers un fouillis de branches et de feuilles qui masque la vue sur leur sous-sol. Pourquoi cultivent-ils des plantes d’ornement, alors qu’un arsenal de poisons n’arrive plus à freiner la croissance d’une végétation naturelle gavée de gaz carbonique et abreuvée par les pluies incessantes ? Des pousses s’infiltrent partout. Les insectes et toutes sortes de prédateurs se sont mis à croître dans les mêmes proportions. Nul ne peut prévoir quelle brusque mutation fera soudain, de ces créatures, des monstres. Même les plus inoffensives deviennent redoutables par leurs seules dimensions. Les mandibules d’une énorme sauterelle, par exemple, sont aussi meurtrières que les animaux dont le seul nom semait jadis la terreur. On n’ose plus guère sortir qu’armé et cuirassé. C’est pourquoi Josuah ne doit à aucun prix dépasser les limites fixées.
Comment les voisins osent-ils entretenir autant de plantes et même favoriser leur croissance en les inondant de lumière ? Ces gens ne se dissimulent pas, ne semblent ni louches ni inquiets, parlent aux parents de Josuah et aux visiteurs. Ils ont la conscience si tranquille qu’ils ont proposé à l’enfant d’enregistrer son empreinte palmaire afin qu’il puisse entrer dans leur cour sans se soumettre chaque fois au fastidieux protocole d’identification. Mais jusqu’ici, ils ne lui ont confié que de menus travaux diurnes, alors que c’est seulement à la nuit tombée qu’un espion tapi dans l’obscurité pourrait scruter à loisir, à travers le lacis de plantes, la pièce éclairée.
Ce n’est pas souvent que le garçon obtient la permission de sortir après le crépuscule. Ce premier soir des vacances – où, par une chance inouïe, il ne pleut pas – représente le moment parfait pour passer à l’action. Il a déjà un plan : attendre que la lune ait disparu derrière le toit, contourner l’allée au lieu de la traverser (ce qui risquerait de déclencher le projecteur fixé au faîte du hangar), raser le mur de la maison, avancer silencieusement, sans à-coup, jusqu’à la fenêtre du sous-sol. Là, toujours englouti par l’ombre, observer en retenant son souffle avant de revenir sur ses pas avec les mêmes précautions. Josuah est certain qu’il n’y a ni sirène ni caméra. C’est décidé. Il y va.
Au bout de quelques minutes, il est déjà épuisé par tant de lenteur et de retenue. Son cœur bat si fort que Josuah craint d’être repéré par le détecteur de mouvement. Oppressé, la sueur au front, il a l’impression de progresser dans un champ de mines, mais il n’est plus qu’à deux petits mètres de son but. Il sent ses cheveux frôler un orifice grillagé : celui de la bouche d’aération qui s’ouvre juste à côté de la fenêtre aux plantes.
C’est à ce moment que des cris rauques retentissent tout contre son oreille. Il sursaute et le flot lumineux qu’il redoutait jaillit soudain. Interdit, assailli par cette violente blancheur, il n’a pas remarqué une lumière secondaire, une lueur plutôt, qui court à toute vitesse sous le rebord du toit en suivant un fil invisible à ses yeux.
Dans leur chambre, à l’étage, les voisins passent à la même seconde de l’extase à l’état d’alerte. Un éclair bleuté, un grésillement, puis l’obscurité totale.
« Qu’est-ce qui se passe ? On n’y voit plus rien !
— Ne descends pas !
— Voyons, Hélie, ne t’en fais pas, je suis prudent.
— Mais si le système de protection s’est déclenché, il y a forcément quelque chose d’anormal. Je t’en prie, reste ici et appelle la milice. Et puis je ne veux pas rester toute seule dans le noir.
— Tu sais bien que la maison est sécurisée au maximum ! Il suffit d’un animal, d’un papillon, que sais-je ? C’est hypersensible, ce truc. Jusqu’à présent, nous n’avons eu que de fausses alarmes.
— N’empêche qu’on voulait peut-être neutraliser la protection pour mieux nous surprendre.
— Ne bouge pas. J’emporte ce qu’il faut et je vais voir. La milice est probablement déjà en route, d’ailleurs. »
Le père de Josuah visionne la fin d’un vieux western sur son vieux lecteur de films. Il n’aime rien comme passer une soirée tranquille, de temps à autre, tout seul, en chaussettes sur le tapis, à regarder pour la millième fois les enregistrements qui faisaient ses délices, enfant. Le bon vient d’abattre la crapule d’un tir bien ajusté, une fraction de seconde avant que l’autre dégaine. Il contemple avec lassitude le méchant allongé sur le sol (encore un...), souffle sur le canon de son colt d’où sort un filet de fumée, rengaine, toujours pensif, soulève son chapeau du bout d’un doigt, tourne les talons et, la veste jetée sur l’épaule gauche, s’éloigne à pas lents pendant qu’un musicien invisible joue de l’harmonica. Par terre, la flaque de sang s’élargit. À l’horizon, la silhouette du justicier rapetisse. Le père de Josuah s’arrache à regret à ces images d’un monde disparu.
Josuah n’a pas eu le temps de se rendre compte qu’un rayon laser le prenait pour cible. Là où, un instant plus tôt, il retenait sa respiration, s’élève une petite fumée bleue. Une légère odeur de gaz, à peine soufrée, l’accompagne. Dans moins de cinq minutes, il n’en restera plus trace.
Hélie, réflexion faite, remplacera par un store léger les plantes synthétiques qui masquent la fenêtre du bureau, au sous-sol. Ce sera plus agréable qu’un éclairage artificiel.
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© Chantal Gevrey 2022